vendredi 4 avril 2014

P. Deville : "Peste et choléra"

***** (2012) Ed. Seuil / Fictions & Cie, 228 p. - Réf. géogr : France / Vietnam / Cambodge / Suisse...
Prix Femina 2012 & Prix du roman Fnac 2012


Une lecture un peu ardue mais passionnante, qui conte la vie d'un scientifique aux semelles de vent, sur 8 décennies (né en Suisse en 1863, mort en 1943 à Nha Trang au Vietnam) à cheval sur deux siècles.
Ce roman biographique catapulte le lecteur à travers le 20e siècle et de par les contrées les plus exotiques et encore méconnues. 

80 années au service de la science et de la médecine (Yersin a découvert le bacille de la peste à Hong Kong et inventé le vaccin contre la peste). 
Mais l’homme est insatiable et brillant. A peine a-t-il avancé dans quelques recherches que l’ennui s’installe et qu’il se passionne déjà pour une nouvelle activité. Ainsi, médecin à bord des Messageries Maritimes françaises en Indochine, il apprécie de jeter l’ancre pour étudier la terre ferme, les peuples des montagnes, les contrées nouvelles.

Au fil des ans, il éclate son carcan de scientifique biologiste épidémiologiste et se fait grand voyageur, ethnologue, géographe, botaniste et cultivateur, éleveur (il importe et acclimate nombre d’espèces végétales et animales en Indochine : son expérience avec les poules est savoureuse).
« Parce qu’il aime les œufs, parce qu’il aime sa sœur (NB : qui élève des poules en Suisse), Yersin voudrait savoir comment avec du jaune et du blanc d’œuf on obtient un bec, des plumes, des pattes, bientôt dans l’assiette l’aile ou la cuisse et parfois des frites. » (p.148)
Puis il étudiera l’astronomie, se fatiguera de cet équipement massif sur le toit et passera à la météorologie, à l’étude des marées, il tâtera du télégraphe aussi… Yersin se fera même architecte et dessinera son paradis tropical à Nha Tran, au nord de Saïgon, face à la mer de Chine, où il coulera ses vieux jours assis sur sa terrasse dans son fauteuil en rotin, à traduire pour le plaisir les auteurs grecs et latins. Mais, avant cela, il sera aussi passé par la case « génie civil » pour bâtir l’infrastructure nécessaire pour accéder à son refuge verdoyant mais isolé.

Tout cela est passionnant, et ce d’autant que l’auteur déroule son récit avec en toile de fond les événements de l’Histoire, scientifiques (les découvertes pasteuriennes et la compétition avec l’allemand Koch…), politiques (la colonisation et le congrès de Berlin, l’affaire Dreyfus, l’assassinat de Jaurès, la première guerre mondiale, la République de Paul Doumer, le toboggan qui glisse vers la seconde guerre…), et le progrès (il sera familier des voyages aériens « dans la petite baleine blanche » d’Air France). 
Yersin fera d’abord de la bicyclette son dada, puis importera la 1e automobile en Indochine, il correspondra avec Lumière en photographie et sera l’un des premiers si ce n’est le premier à photographier la Baie d’Along (si j’ai bien suivi !). 
Or, qui dit auto et vélo, dit pneus… Notre savant sera fasciné par la vision de son premier hévéa à Nossi-Bé à Madagascar : et hop ! d’étudier la culture de l’hévéa, de l’adapter en Indochine et pour ne pas s’arrêter là, de devenir le plus grand producteur de caoutchouc de la région et un familier de Michelin. 
La quinine ? Idem, passion soudaine, développement de la culture et, même, précurseur de la célèbre boisson Kola (son Kola-cannelle) dont il n’a jamais déposé le brevet.
C’est aussi quelqu’un aux centres d’intérêt les plus simples : les cerfs-volants, les orchidées et les perruches… qui égaient la vie de cet homme tellement ascétique. Il parvient à acclimater dans son paradis de Cochinchine hibiscus, amarantes, amaryllis, becs-de-perroquet, oeillets, arums, cyclamens, fuschias... mais échoue à faire fleurir tulipes, narcisses, giroflées et jacinthes...

Au fil du siècle et du récit, l’auteur amène sur notre chemin d’autres grands hommes : Rimbaud dont l’histoire est mise en parallèle avec celle de Yersin, Livingstone (le héros de Yersin), Lyautey, Doumer, Pasteur et la bande des pasteuriens (Calmette : le "C" du BCG, Roux, et même étonnamment un certain Louis-Ferdinand Destouches qui lâchera la médecine pour l’écriture), Pierre Loti, Joseph Conrad, Ho Chi Minh, James Joyce, Jules Vernes… Vous l’aurez remarqué : aucune femme n’est citée ! En effet, Yersin n’aura que deux femmes dans sa longue vie : sa mère et sa sœur. Les autres femmes, il les qualifie facilement de « guenons » dans sa correspondance…

Mais il est vrai que le roman de P. Deville est loin de présenter Yersin comme un humaniste : on découvre un homme solitaire, misanthrope, allergique à la Politique et insensible aux Arts. Et qui, c’est le moins que l’on puisse dire, vit à distance et avec distanciation les horreurs du 20e siècle. Le lecteur a peine à trouver en lui un personnage sympathique et chaleureux !

De fait, le style littéraire adopté par l’auteur fait miroir avec la personnalité asociale de Yersin : un style sans aucun dialogue, fait de phrases courtes parfois sans verbe, et totalement dépourvu d’émotion, de sentiments. Pourtant cela n’empêche pas de superbes descriptions des paysages d’Indochine.
Personnage surprenant : Il demeure pourtant libre et désintéressé malgré toutes ses inventions et la richesse que lui procurent ses plantations industrielles. Yersin n'est autre qu'un "anachorète retiré au fond d'un chalet dans la jungle froide, rétif à toute contrainte sociale, la vie érémitique, un ours, un sauvage, un génial original, un bel hurluberlu." (p.211)

Je recommanderais les yeux fermés ce livre à tous lecteurs… sauf qu’une mise en garde de taille s‘impose : aucune chronologie dans le roman, qui, d’un chapitre à l’autre saute d’un Yersin de 20 ans au vieil homme en fin de vie et vice-versa. La lecture suit d’incessants flashbacks et peut se révéler très fastidieuse, je l’ai moi-même testé ! L'auteur ne donne pas toutes les clés au lecteur : pas de dates, pas de linéarité chronologique, un voyage dans des contrées qu'il ne nous aide aucunement à situer.
Donc A LIRE si vous êtes téméraire (soit : ouvert à un style neutre et doublé d'une construction déroutante sans aucune chronologie) et avez le goût des voyages lointains. Sinon, cramponnez-vous à la barre : lecture houleuse ! (Personnellement, je l'ai lu deux fois d'affilée : une fois avec intérêt mais en progressant laborieusement, puis la 2e fois relu en "lecture rapide", le tout m'a permis de vraiment savourer le récit).

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