mardi 15 octobre 2013

Jean-Daniel Baltassat : "Le divan de Staline"

***** (2013) Réf. géogr. : France / ex-URSS (Ed. Seuil, 310 p.) – Genre : Quelque jours dans l’intimité du tyran

Une lecture originale. Un style d’écriture à la fois simple et imagé, qui m’a bien plu. Les descriptions de lieux, de paysages, d’ambiances sont des morceaux de bravoure. Les chapitres sont très courts, cela surprend mais l’on prend vite le pli.

A l’automne 1950, Staline vient se poser quelques jours à Borjomi, ville thermale du sud de la Géorgie, dans le palais Likami, qui  fut l’une des résidences des Romanov.
A la veille de ses 70 ans, le sanguinaire dictateur nous apparaît comme un vieil homme décati, bedonnant (nous avons droit à la description de son intimité dans la salle de bains), la démarche hésitante (ah maudites marches d’escalier…), le désir émoussé malgré les efforts de séduction  continus de sa maîtresse Lidia Semionova, la femme à la « peau de nacre ».

On découvre de fait un vieux Staline dévoré par les cauchemars qui mettent en scène sa mère, son père violent qui l’a abandonné enfant, le suicide de son épouse adorée, les souvenirs pénibles de sa déportation en Sibérie. Un Staline dont la mémoire chavire et qui est obsédé de ne plus se rappeler si sa femme Nadedja Allilouïeva s’est suicidée d’une balle dans la tempe, ou dans la poitrine.

Les premières pages nous présentent un Staline jardinier dans l’âme qui coupe les fleurs fanées de ses rosiers et s’inquiète pour les citronniers qui pourraient subir une attaque de cochenilles.
Autre portrait insolite du tyran : en fan de films américains ! Qui l’eut cru ?
Le livre met aussi en exergue une facette moins habituelle de Staline : la haine infinie qu'il voue à l’encontre de son mentor Lénine. Ah, ce soi-disant  camarade Lénine qui ne lui a pas tendu la main durant son exil en Sibérie. Jean-Daniel Baltassat relate cette expérience de déportation en Sibérie en 1915 au cours des cauchemars du Petit Père des Peuples (PPP...) (voir l’extrait ci-dessous). Et Staline de considérer fondé de faire vivre cette même déportation à des millions de concitoyens… d’autant que lui-même en avait survécu. Cela dit, le roman nous apprend que le PPP a su adoucir son quotidien en séduisant et s’adjoignant les services tout compris d’une jeune ado locale.

Quid donc de l’Homme d’Etat, chef de la superpuissance mondiale qui challenge l’Amérique ? Eh bien, on le voit écouter d’une oreille fort distraite les briefs sur la guerre de Corée, jeter un vague coup d’œil au déplacement des petits drapeaux sur la carte. Sans plus. Le roman ne fait pas la part belle au stratège international.

Lecteurs avides d’en découvrir davantage sur le fameux divan et les séances de psychanalyse… idem, ce n’est finalement pas le point fort du roman ! Il est cependant intéressant d’apprendre que Staline fit vraiment installer un divan, copie du fameux divan de Freud (y compris pour la couleur des coussins et le kilim à fleurs…), dans son appartement du palais de Likami. Qui l’eut cru aussi ? J-D Baltassat en a en effet fait cette découverte lors d’une visite de ce palais il y a quelques années.

Alors que se passe-t-il dans ce roman où Staline ne guerroie pas, ne purge pas et ne complote pas ? 
Nous partageons simplement l’intimité du tyran vieillissant, ses rêves et cauchemars, ses récriminations, ses douleurs de personne âgée, son insomnie, ses descentes de cognac et ses Dunhills, ses westerns US, les petits moments avec Lidia Vodianova même pas coquins sinon pathétiques. J’ai apprécié – c’est un détail – la façon de l’auteur de décrire les bruits impressionnants de la tuyauterie de la salle de bains… 
Et nous devinons la trouille qui habite tout le personnel du palais ou les gardes face au PPP, à qui il ne s’agirait surtout pas de déplaire. Et lui, le PPP, qui observe son monde les yeux mi-clos mais aux aguets.

Le roman n'en déroule pas moins un certain suspense tout du long : la présence du jeune artiste Danilov invité dans la datcha pour présenter un projet de monument à la gloire de Staline à faire pâlir le mausolée de Lénine. Or aux trois-quarts du livre, le pauvre Danilov aura subi moult interrogatoires des sbires de Staline sur sa vie et ses pensées les plus profondes (attention, le jeune Danilov bien qu’ayant « révisé », a failli tomber dans divers pièges…) sans avoir encore pu présenter son projet au Général.
Et l’on comprend que le véritable ressort du livre, c’est cette longue attente imposée à l’artiste, cette macération cruelle qui reflète parfaitement la personnalité du tyran… Staline n’a que faire de cette œuvre mal inspirée, mais se délecte au contraire de faire mariner et régler son compte à ce blanc-bec de peintre, d’une manière inattendue mais ô combien démoniaque.
La fin du livre emprunte à une page de l’Histoire méconnue de l’Union Soviétique, le goulag de l’île de Nozino en Sibérie où, en 1933, furent déportés des milliers de soviétiques dont de malencontreux citoyens lambda arrêtés au cours de rafles. Déportés tels quels, avec ce qu’ils portaient ce jour, sans papier, autres vêtements, nourriture. Et J-D Baltassat, fort bien documenté, de raconter les scènes effroyables de cannibalisme parmi les détenus.

Morceaux choisis :

- Les arums… :
"Il ne bouge plus. Sa pipe ne fume plus. On croirait qu’il dort », dit Danilov. (…) Dommage cependant que Danilov n’ait pas pris un carnet de dessin avec lui. Voilà qui ferait un beau portrait : Staline perdu dans ses pensées au crépuscule. (…)Assis là-bas sur un banc de pierre à un croisement d’allées du jardin devant un banc d’arums, Iossif Vissarionovitch a quelque chose d’une ombre lui-même – un Staline menu, chenu, pétrifié comme seuls les grands vieillards savant l’être, le buste enveloppé dans un plaid à carreaux (…).(…) oui, ça ferait un beau portrait. A la condition  de savoir lui donner de l’énergie, de ne pas se laisser emporter par la tonalité mélancolique. Par exemple, en forçant sur le charnu des arums que l’on pourrait opposer au dernier écarlate du ciel. Par exemple, réduire ce blanc des fleurs à une seule fleur, un immense unique arum tout devant lui dans le bassin. Une blancheur qui semblerait venir du regard même de Staline, dit encore Danilov, se dissolvant d’elle-même dans ce qu’il reste de la lumière du crépuscule. Parvenir à cette sensation : le blanc de la chair de l’arum s’élance vers le ciel de nuit sous l’effet du regard du Petit Père des Peuples." (pp. 165-166)
- Descriptions de paysages ou du ciel :
. "Pas un ciel : le royaume de la lumière. Teintes suaves, bleu et or. Rien à voir avec le bleu massif et pétrifié qui nous domine lorsque l'on demeure rivé au sol. Tout ici est nuances, transparences, saturations de magenta jusqu'aux tons les plus faibles, lavés de blanc, soutenus çà et là d'un peu de cyan, d'une plaque liquide de lapis alors que là-bas, dans l'ourlet de l'horizon, la mer de nuages s'alourdit d'une poussière de cinabre." (p.34). "Il ne fait pas encore jour mais la nuit s’éloigne – ciel de crème, lumière de zinc et fine craie sans empâtement ; bientôt un peu de cuivre dans les ombres annonciatrices du bleu basalte et du soleil probable – c’est à peine si un peu de brume joue au-dessus du bouillonnant vacarme de la Mtkvari encastrée dans une gorge de granit que longe pas loin de l’à-pic un petit chemin de terre souple, humide sans être boueuse." (p.233)
- L’exil en Sibérie (Staline fait ce récit au cours de la séance de pseudo-psychanalyse avec sa maîtresse) :
"Quand je pense qu’au même moment, ils crevaient dans les tranchées ! Moi, j’étais dans le jour perpétuel. Tu es seul avec ton ombre qui te surveille. Toujours collée à tes semelles. Au moindre mouvement, elle est là. Elle sera encore là si tu crèves. Impossible de savoir ce qui commence et ce qui se termine. Il n’y a plus qu’un seul mouvement, très lent : le fleuve autour de toi. Tu deviens un petit caillou. Rien d’autre. Un petit caillou qui résiste au fleuve. De la folie. Presque du bonheur. La nuit d’hiver qui n’en finit pas est bien pire que le jour qui n’en finit pas. Quand le soleil vient pour une ou deux heures, tu ne le supportes pas. Tu t’enroules dans tes peaux de rennes pour regarder la nuit qui te mange le ventre. S’il ne fait pas un gel à te tuer sur place, tu sors, tu marches. Ta tête se remplit de nuit comme un seau. Tu la sens qui dégouline en toi. Celui qui n’a pas vécu ça ne peut rien comprendre de ce qu’est la nuit. Une nuit de moins cinquante. Tu pêches ton poisson, tu le coupes à la hache. Sous la pelisse, si tu respires en ouvrant la bouche, tes dents se fendent. Ne plisse pas ton front, il va tomber en morceaux. Ferme les yeux ou tu deviendras aveugle. Ne reste pas immobile plus de trois secondes ou tu n’auras plus d’orteils. Une nuit de glace qui te brûle comme une chaudière. Une nuit qui te mange et que tu traînes sans fin avec toi. Une fois qu’elle t’est rentrée dans la peau, c’est fini. La nuit de Koureïka ne m’a pas quitté. (…)" (pp.187-188)
- La haine de Staline envers Lénine :
. "(…) Lénine le faux-cul ! Cette soi-disant bonté faite homme qui fermait les yeux pour écouter Beethoven et pouvait vous réciter cent pages de Guerre et Paix après avoir envoyé la Tcheka chez Plekhanov mourant ou signé l’arrêt de mort de deux cents mencheviks. On se plaint que Staline est cruel, mais Staline n’est et n’a jamais été que l’enfant de chœur d’Illitch, s’énerve Iossif V. Un cœur de pierre autant qu’un cerveau de pierre, voici Lénine. La vérité, dit-il, c’est que Vladimir Illitch Lénine, de toute sa très sainte vie de salopard, n’a aimé qu’une seule et unique chose : le dieu Pouvoir. (…) Et nettoyer le chemin qui y conduit. Pour ça, il était trop content d’avoir le camarade Staline. Pour lutter contre cette pute de Trotski, il le choyait, son naïf Staline. Pour tirer des montagnes de roubles des bourgeois sans se souiller les mains, comme il l’aimait son Koba ! Pour anéantir les cosaques de Korchak à Tsaritsyne, envoyez-donc Staline (…). Avec ça, aucun esprit stratégique. Aucune subtilité tactique. Des injures plein la bouche à la moindre contrariété, oui." (pp. 192-193). "« A ton passage, les chemins fument, les ponts gémissent », comme disait Gogol. Et maintenant tu viens dans mes rêves me trancher en deux pour me laisser le ventre plein de petits poissons ? »." (p.194) . "Illitch l’éternel ! Sauf que je ne l’ai jamais vu le cul sur un cheval et encore moins en train d’endurer le froid de Touroukhantsk, ricane-t-il. Mais te fendre en deux avec sa langue bien pendue, il pouvait, dit-il encore." (p.195) . "Si Lénine n’avait été un salopard que dans son grand âge, on aurait pu le comprendre. La vieillesse salope tout si on n’y prend pas garde. Mais non, sa mauvaiseté, Illitch la portait dès le berceau. Les yeux levés vers la nuit noire joliment piquée du parc, Iossif V. dit : « nom de Dieu, quand je suis arrivé à Koureika, je l’aimais encore comme un père. Quand je suis reparti, je savais. J’avais compris qui il était." (p.196)

Merci aux Editions du Seuil de m'avoir fait découvrir ce roman et cet auteur que je ne connaissais pas. Pour moi, ce fut une lecture intéressante. Et j'ai de suite enchaîné sur la BD "La mort de Staline"...

--> Notes de Lectures d'Europe de l'Est, Russie et Ukraine

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